Bernaches, macareux, et oiseaux-poissons (chasse, pêche, et alimentation)

Publié le par Yole Team

Nous allons momentanément laisser de côté la bernique-coquillage (voir Ch. I), la patelle, pour nous intéresser plus particulièrement à la bernicle-oiseau, l’anatife.

 
 

Revenons donc à nos chères études sur la celtique bernaka, coquillage et oiseau.

 

 

 
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Chapitre deuxième – A la recherche de la bernicle volante
 

 

 

Comment croire qu’un « coquillage » (pour être plus juste d’un point de vue scientifique je dois cependant préciser que l’anatife est un crustacé) peut engendrer un oiseau ?

 

A n’en point douter nos ancêtres étaient de fins observateurs de la nature, ce grand garde-manger. Dénicher des oeufs était une activité facile et d’un bon rapport alimentaire. Quoi de plus bizarre que de constater que les oeufs de certains oiseaux sont introuvables ? C’est pourtant le cas pour bien des oiseaux de passage, oiseaux de mer ou de rivage, qui ne nichent pas dans nos régions, et pour certains qui cachent leurs oeufs très astucieusement. Observant ces oiseaux, qui passent le plus clair de leur temps en mer, qui plongent pour se nourrir, pourquoi ne pas penser alors qu’ils nichent sous l’eau ?

 

Pour plusieurs auteurs anciens, la relation qui a été faite entre l’anatife et ces oiseaux marins de passage, ces bernaches, s’explique par la (relative) ressemblance entre l’arrangement des plaques formant la coquille de l’anatife et le bec de certains oiseaux. Le pied de l’anatife peut aussi être assimilé à un cou d’oiseau. A la dissection, les cirres contenues dans la coquille peuvent laisser penser à des embryons de plumes. Les couleurs enfin, pied noir et coquille blanche (ou blanche et rouge), ne sont pas sans rappeler les couleurs de bien des oiseaux marins.

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Ill. Anatifes (remarquez les patelles, juste à côté)


 

J’ai trouvé un oiseau qui répond très bien à l’ensemble de ces critères, le macareux-moine (fraterculus arcticus).

 


Ill. Macareux moine

 


Le bec du macareux est orné d’une série de plaques, plus ou moins colorées selon la saison, et le macareux, qui passe la majeure partie de son existence en pleine mer, ne vient à la côte que pour se reproduire, très discrètement... dans un terrier !

 

De fait, en cherchant dans le vocabulaire gaélique, j’ai trouvé dans le parler des Iles Shetland, Orkney, de l’Ecosse et de l’Ulster (monde celtique s’il en est) le nom vernaculaire du macareux : tammie norie. Ce qui est très intéressant c’est que ce mot désigne également l’anatife ! D’une part nous vérifions que la légende du coquillage-oiseau est bien ancrée dans le monde celtique, d’autre part que le macareux fait bien partie de nos « bernaches », qu’il en constitue même sans doute l’archétype. Bien.

 

Pour confirmer si besoin était l’origine celtique de la légende, je cite cette devinette issue du livre d’Exeter (Exeter book), qui fut rédigé au Xème siècle. Cet ouvrage est une compilation de prières, de poésies et de devinettes, dont certaines font à l’époque déjà partie du « folklore » et remontent au VIIème siècle. Il s’agit ici d’une traduction libre trouvée sur la toile :

 

-« Mon bec était à l’étroit et moi sous l’eau, couvert par le flot, sous les montagnes de courants, profondément submergé : c’est là que je grandis dans l’onde couvert de vagues déferlantes, agrippant mon corps à un bois à la dérive. Je fus remplis de vie quand je reçus de l’embrasement des vagues et du bois un habit noir : mais il y avait du blanc dans les ornements qui me soulevèrent dans l’air vivifiant au vent de la vague et m’emportèrent au loin, au dessus des animaux marins. Dites comment je me nomme. » : La réponse est la « bernache », et très probablement spécifiquement le macareux, dont le bec énorme se trouve effectivement « à l’étroit » à son stade d’anatife.

 

 

 

Mais pourquoi le macareux s’appelle-t-il donc ainsi et non pas bernache ? Même question pour tammie norie, qui lui non plus n’est pas forgé sur la racine celtique bernaka.

 

 

 

Il faut aller chercher la réponse au moyen-âge, où les débats sur les interdits alimentaires catholiques vont nous ramener bien vite à la légende du coquillage-oiseau.

 

La période où se cristallise la question des interdits alimentaires est la fin du XIIème, le début du XIIIème siècle. Les temps sont durs, les jours « maigres » (pour simplifier disons sans viande) sont nombreux, et c’est même tous les jours maigre dans la plupart des monastères (c’est par exemple le cas du Mont Saint Michel, qui vit selon la règle de Saint Benoît). Il est très difficile pour les monastères de nourrir en maigre les moines et les convers, de grandes maisonnées, des chevaliers et soldats, des pèlerins qui affluent sans cesse plus nombreux.

 

Les théologiens débattent. Les grecs anciens avaient leur dieu Protée, dont l’ascendance est mystérieuse, Protée, dieu marin doté du pouvoir de se métamorphoser. Dans la bible il est dit que Dieu créa le même jour, le cinquième, les poissons et les oiseaux. Platon considérait aussi les oiseaux et les poissons comme étant de la même famille.

 

Au début du christianisme, dans les premiers monastères (Vième-VIIème siècles), la volaille était à ce titre considérée comme maigre et de carême.

 

La légende de la bernaka, toujours très vivante, justifiait quant à elle que personne ne s’offusque d’une transgression de la règle en place au XIIème siècle. Pour toutes ces raison on accepta donc de reconsidérer le cas des bernaches, qui naissant et vivant la majeure partie de leur temps en mer, pouvaient être considérée comme poisson. D’un point de vue religieux, l’idée s’appuyait aussi très solidement sur la pensée d’Aristote (-384/-322 av. JC), qui était activement enseignée à l’époque. Dans son Historia Animalium (en ce début du XIIIème siècle la zoologie est une partie très importante de la théologie), Aristote explique certaines disparitions saisonnières d’oiseaux par des phénomènes de transmutation, de changement d’état. Ce qui correspondait assez bien avec la légende des bernaches.

 

Cela dut malgré tout faire grand débat dans ce début du treizième siècle, car le pape Innocent III, au concile de Latran IV (1215), dut intervenir lui-même pour défendre la macreuse comme étant maigre. Son arbitrage l’emporta.

 

 

 

Effectivement, après quelques recherches, j’ai trouvé que l’on a consommé alors en maigre les bernaches qui ont aujourd’hui gardé ce nom, bernache nonnette (branta leucopsis) et bernache cravant (branta bernicla), mais aussi les macreuses.

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Ill. Une macreuse (melanitta perspicillata), remarquez l'analogie avec le macareux

 


La macreuse (melanitta perspicillata, fusca et nigra) est une sorte de canard. Mais ce nom désigne aussi, en patois normand, la foulque noire (fulica atra), ou macroule qui, vérification faite, était aussi consommée en maigre. Nous avons déjà cité plus haut le macareux. Cela nous fait cinq oiseaux, qui ont bien des points communs :

 

Ils sont tous des oiseaux de mer et/ou de passage. Ils sont tous des oiseaux plongeurs. Ils sont tous noirs et blancs.

 

Mais nous avons deux groupes de noms :

 

Premier groupe : bernache, dont nous connaissons l’origine celtique (bernaka), que nous vérifions encore avec le patois jersiais bânêque ou bênacl’ye, et le patois normand benêque (mais il y a ausssi breune cônerote).

 

Deuxième groupe : macreuse – macareux – macroule

 

 

 

Nous allons chercher l’origine du deuxième groupe de noms, ils sont si proches que l’on entrevoit déjà la réponse...

 

Dans le parler breton, macareux se dit macareau. En patois normand marquelotte.

 

Autrement dit : maquereau.

 

Il y a de très bonnes raisons à cela. Ces oiseaux sont consommés en maigre, comme poissons, mais surtout ils sont, depuis bien plus longtemps, pêchés au filet (et se font ainsi piéger quand ils plongent). L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert (XVIIIème siècle) décrit encore les filets à macreuses dans les pages de la pêche côtière (Pl. VIII, fig.3). Cette pêche est aussi racontée par Buffon à l’article « macreuse » de son Histoire Naturelle.

 

Je vois assez bien un retour de pêche au XIIIème siècle :

 

-« Qu’est-ce que tu as pris ? »

 

-« Du maquereau de moine. »

 

Nous y voici amis lecteurs, nous sommes arrivés à proposer une nouvelle étymologie pour trois oiseaux, la macreuse, la macroule, le macareux, qui viennent donc du nom du poisson maquereau.

 

Revenons-en maintenant à notre tammie norie gaëlique (macareux et anatife). Tammie vaut pour tommie, diminutif de Thomas. Norie, ou plutôt no’rie, désigne le cormoran. Et voici donc le cormoran de Thomas. Je poursuis mon idée de macareux-maquereau de moine et je cherche, au XIIème-XIIIème siècle un homme d’Eglise du nom de Thomas. Il n’y en a qu’un qui puisse venir à l’esprit de tous à l’époque : Thomas Becket (1117-1170, canonisé en 1173), archevêque de Cantorbery. Thomas Becket fut immensément célèbre dans toute l’Europe, pour s’être opposé au roi Henri II (ce qui causa sa perte) mais aussi pour l’ascèse dont il fit preuve dans son ministère, où il endossa la robe de moine. Dans le monde normand et celtique, c’était Le moine par excellence. L’expression tammie-norie me paraît donc recouvrir exactement la même intention que l’expression française macareux-moine : une expression populaire, ironique et moqueuse, de ce début du XIIIème siècle, où les moines se mettent à manger ces oiseaux, les macareux. Cette ironie était d’ailleurs sans doute assez amère, les moines s’appropriant brutalement une ressource alimentaire auparavant laissée aux laïcs.

 

De cette proposition, on peut sans doute du même coup revoir l’étymologie de bernache nonnette, où le qualificatif de nonette est le plus souvent justifié par la tête noire et blanche de l’oiseau, qui ferait penser à un voile de nonne.

 

Je verrais plutôt : bernache (de) nonnette, ainsi qualifiée parce qu’elle était consommée en maigre par les moniales, les nonnes.

 

C’est évidemment moins « politiquement correct » !

 

Il nous reste la bernache cravant. D’où vient le qualificatif de cravant ? Selon le Littré, cravan désigne non seulement l’oiseau mais aussi (encore une fois !) « le nom vulgaire et local du genre anatife, dit aussi gland de mer ». Hélas le Littré ne précise pas d’où vient le nom de cravan. Je retiens pour ma part l’origine du moyen anglais cravant, mot daté du XIIIème siècle lui aussi, qui signifie peureux, poltron et qui dérive de l’ancien français recréant, recroyant : qui demande merci (pitié), qui implore le pardon. Je pense qu’il peut tout à fait évoquer, dans le parler populaire et ironique de l’époque, un moine.

 

Enfin, pourquoi les bernaches ont-elles gardé leur nom d’origine ? Très simplement parce qu’elles n’ont jamais été pêchées mais toujours chassées (y compris au filet, certes, mais à terre), et pour cela elles n’ont jamais été associées directement à des noms de poissons.

 

Les bernaches ont gardé leur rang de coquillage-oiseau mythique, de bernaka, de barrenika.

 

 

 

Et voilà, ce petit tour avec les bernicles-oiseaux nous aura permis :

 

 

 

1) de préciser l’origine de la légende des bernaches-anatifes (celte, âge du fer ?).

 

2) de proposer de nouvelles solutions étymologiques pour cinq noms d’oiseaux français et un nom gaëlique, et une datation probable pour quatre d’entre eux, macareux moine, tammie norie, bernache nonnette et bernache cravant (XIIIéme siècle).

 

3) de vous autoriser dorénavant à crier à juste raison, au passage d’un de ces oiseaux : -« Tiens, une bernique volante ! ».

 

 

 

 

 
 

 

 

 

 

Ill. Le plateau de Senneville sur Fécamp, pays des lampottes


Et encore trois bonus ! :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ø Du dictionnaire universel de Trévoux, 1732, à l’article macreuse :

 

Oiseau maritime qui ressemble à un canard, & qu'on met au rang des poissons, à cause qu'il a le sang froid, de sorte qu'on permet d'en manger en Carême. Puffinus Anglicus (ndlr : le macareux). Il y en a de noires & de grises; celles-ci sont les meilleures, quoiqu'en général la macreuse soit très dure & d'un méchant manger. On dit pourtant que la macreuse en ragout est un manger délicieux. L'on parle très différemment de l'origine de cet oiseau; car quelques disent que la macreuse est produite & engendrée à la manière des autres oiseaux de rivière. C'est le sentiment du Sieur Childère, dans son livre des merveilles d'Angleterre, où il soutient qu'elles viennent d'un oeuf couvé comme les autres oiseaux, & que ce sont de vrais canards; & qu'il y en a si grande quantité en Ecosse, qu'elles obscurcissent le soleil en volant, & qu'elles y apportent tant de branches pour faire leurs nids, que les habitants en ont assez pour faire leur provision de bois. D'autres croyent qu'elles sont produites par la corruption que se fait de certaines pommes qui tombent dans la mer. Quelques uns veulent qu'elles se forment dans quelques coquilles dont elles sortent ensuite. Il y en a qui disent qu'elles s'engendrent de l'écume de la mer, ou du bois pourri des vieux vaisseaux, où on les trouve attachées par le bec, d'où elles se détachent quand elles sont bien formées. Albert & Bellon sont de la dernière opinion. Ce qu'il y a de certain, c'est que lorsque quelque mât, ou pièce de bois de sapin est tout à fait corrompue, l'on voit ces oiseaux se former insensiblement de cette corruption, puis se revêtir de plumes, & enfin avoir leur mouvement naturel, & voler ainsi que les canards; il n'y a point de Pilote, ni de Matelot Anglais qui ne confirme cette vérité. Aldrovand rapporte que dans le temps qu'il écrivait son histoire des oiseaux, il y eut un homme de très grande probité, en ce qu'il avait beaucoup de créance, qui lui certifia la même chose. Hector Boëtius voyant cette grande différence d'opinions, aima mieux croire que ces oiseaux tiraient leur origine de toutes choses généralement quelconques qui se putréfiaient dans la mer. M. Graindorge, Médecin de Caen, a fait aussi un Traité de leur origine, & dit qu'il y en a une furieuse quantité dans le nord jusque dans le Groënland.
La macreuse se tient toujours dans la mer, elle est de la grandeur de l'oiseau des Anglois appelé cut (ndlr : peut-être le canard pilet, anas acuta ?), ou comme la grande poule d'eau de rivière; sa couleur est tout à fait brune, & approchant du noir, elle n'est revêtue que d'un fort duvet, c'est ce qui fait qu'elle ne peut pas bien voler, & pour s'enfuir elle bat des ailes & des pieds sur la superficie de l'eau, comme en traînant, on les prend en troupe avec des filets. L'on en sallait autrefois pour le Carême, mais comme ce n'est plus pour le présent une chose rare d'en voir, ni d'en manger de fraiches, l'on ne s'amuse plus à les saller, & de plus c'est qu'elles ne sont pas estimées, à cause que leur chair est fade, & d'un goût fort de sauvagin.
Il y a aussi un poisson nommé macreuse, (Pomey dit macourle aussi bien que Nicot) qu'on appelle autrement diable de mer, en Latin fulica major (ndlr : la foulque), qui est une espèce de poule de mer fort noire. »

 

 

 

Ø De Buffon (1707-1788), dans son « Histoire naturelle », à propos de la bernache :

 

 

 

-« ...Comme ces fables ont eu beaucoup de célébrité, et qu’elles ont même été accréditées par un grand nombre d’auteurs, nous avons cru devoir les rapporter, afin de montrer à quel point une erreur scientifique peut être contagieuse, et combien le charme du merveilleux peut fasciner les esprits. »

 

 

 

 

 

Et, pour être complet, trois liens sur l’étymologie de nos drôles d’oiseaux : à vous de juger !

 

 

 

Ø De « macareux », dans un bulletin de la L.P.O.

 

Ø De « barnacle », par le C.N.R.T.L. (CNRS)

 

Ø De « macreuse », par le même C.N.R.T.L.

Publié dans William Sacco

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